Efficience et travail social, un mariage impossible ?

Julie Tiberghien et Romain Papaevanghelou exposent les questions posées par leurs thèses lors d’une interview croisée.

Romain Papaevanghelou, co-président de l’association DiploMATS, membre chez HES SUISSE, alumni du Master of Arts HES-SO en Travail social et en cours de travail de doctorat nous partage le thème de sa thèse dans cet article.

Au sein du dernier-né des réseaux de compétences MaTISS se préparent différents travaux de thèse. Ceux de Julie Tiberghien et Romain Papaevanghelou nous semblent emblématiques d’un thème fondamental en travail social: la tension entre attentes gestionnaires ou administratives et réalités du terrain. Nous les avons rencontrés ensemble, pour une discussion croisée sur leurs travaux, qu’ils termineront respectivement en 2026 et 2027.

La tension entre efficacité et réalité du terrain est au cœur de vos deux thèses. Pouvez-vous nous l’exposer concrètement ?

Romain : Mon objectif est de comprendre comment les responsables d'organisations subventionnées qui travaillent dans l’insertion professionnelle tout en ayant une activité de production gèrent leur structure. Ces dirigeant·e·s doivent composer avec deux objectifs : d’un côté, mener à bien leur mission sociale d'accompagnement des personnes en parcours d’insertion, pour laquelle ils doivent rendre des comptes à l'État ; de l’autre, produire des biens ou des services qui génèrent des revenus pour l'organisation.

Ma thèse vise, dans un premier temps, à identifier qui sont les dirigeant·e·s et les cadres intermédiaires de ces organisations en Suisse romande et au Québec. Je vais analyser leur profil, notamment en termes de parcours professionnel et de formation.

Ensuite, la deuxième partie de ma recherche s'intéressera à la façon dont ces gestionnaires font face à la tension entre les exigences administratives, gestionnaires, et la réalité du terrain. Je vais également explorer comment les différents profils influencent leur manière de gérer ces organisations de l’économie sociale et solidaire.

On part souvent de l’idée que les outils numériques vont améliorer l’efficacité du travail, mais sur le terrain, la réalité est plus nuancée. »

Julie : Ma thèse porte sur les effets de la numérisation du travail dans les services sociaux, et plus précisément sur la manière dont un logiciel de gestion, introduit en 2021, influence concrètement le travail des assistantes sociales et assistants sociaux. On part souvent de l’idée que les outils numériques vont améliorer l’efficacité du travail, mais sur le terrain, la réalité est plus nuancée. Dès l’entrée sur le terrain d’enquête, plusieurs constats ont émergé : d’abord, le logiciel étudié ne repose pas sur des technologies avancées comme l’intelligence artificielle, mais il introduit tout de même une forme de numérisation inédite dans le domaine de l’assistance publique. Au quotidien, les assistantes sociales et assistants sociaux reconnaissent que cet outil facilite le suivi des dossiers, ce qui peut être un vrai plus. Cependant, il contraint aussi de saisir une grande quantité d’informations sur les bénéficiaires et sur les interventions, dans un logiciel centralisé, et accessible à davantage de personnes qu’auparavant. Cela crée un sentiment de surveillance et de contrôle potentiel qui n’existait pas de la même manière avant l’introduction de cet outil centralisé. En définitive, ce que j’aimerais souligner par-là, c’est qu’au-delà des promesses d’efficacité, la numérisation du travail peut provoquer d’autres effets chez les professionnel·les.

Quels seraient les enjeux de ce contrôle potentiel, Julie Tiberghien ?

Julie : Pour qu’il y ait un contrôle effectif, il faut qu’un acte délibéré soit posé par la hiérarchie ou par d’autres acteurs et actrices institutionnelles, comme par exemples la consultation des journaux sociaux, l'évaluation de la performance à travers des listes, ou encore les discussions lors d'entretiens individuels. L’enjeu central réside dans le fait qu’il est difficile de savoir exactement comment cette surveillance s'exerce et sur quoi elle porte réellement : qui est surveillé (les bénéficiaires, les professionnel·les, les cadres intermédiaires, ...), quelles informations sont scrutées (notes, bilans sociaux, indicateurs de performance, ...), et dans quelle mesure ce contrôle se concrétise ? Face à ces incertitudes, les assistantes sociales et assistants sociaux mettent en place des stratégies pour se protéger, tant individuellement que collectivement, afin de préserver un accompagnement social qui correspond à ce qu'elles et ils considèrent comme un "bon travail." Toutefois, malgré le contexte numérique, ces professionnel·les continuent de mettre au centre de leur pratique la relation d’aide. Elles et ils font preuve d’une grande capacité d’adaptation face à la diversité des situations individuelles, et parviennent à naviguer dans l’incertitude, exacerbée par le numérique, tout en restant attentives et attentifs aux besoins spécifiques, fragilités et inégalités que rencontrent les personnes qu'elles et ils accompagnent. Cela montre que la numérisation ne fait pas disparaître le cœur de métier.

Quel est votre principal moteur ?

Romain : La littérature s'est peu penchée sur les dirigeant·e·s et cadres intermédiaires des organisations de l'économie sociale et solidaire actives dans l'insertion professionnelle, que ce soit au Québec ou en Suisse romande. Ce qui me motive particulièrement dans cette thèse, c'est l'opportunité d'apporter un retour concret aux organisations et aux personnes qui participent à ma recherche. Mon objectif est de rendre ces connaissances utiles et applicables, pour qu'elles puissent réellement soutenir le fonctionnement et l'amélioration de ces organisations.

Julie : Pour moi aussi, la transmission est capitale. Je suis partie de la préoccupation des professionnel·les sur le terrain, il me semblerait donc inconcevable de ne pas leur donner de retour, durant le processus de recherche et aussi à la fin de ma thèse. Je pense aussi que dans un contexte de numérisation croissante, il est important que le travail social soit impliqué dans les discussions et évolutions, tant au niveau des terrains professionnels que de la recherche.

Concrètement, que vous apporte le réseau MaTISS ?

Romain : C’est une aide réelle, qui vient enrichir les réflexions pour ma thèse. Cela permet une mise en réseau avec des chercheurs et chercheuses au bénéfice d’une large expérience ainsi qu’avec d’autres doctorants et doctorantes qui réalisent des travaux sur des thématiques voisines. Ce réseau favorise les échanges et le partage de connaissances tout en représentant un soutien dans le processus de doctorat.

« Dans le réseau, on sent une envie de soutenir la relève. »

Julie : Le Réseau Marché du travail, insertion et sécurité sociale (MaTISS) est un outil soutenant, qui permet d’assister à des débats scientifiques entre chercheurs et d’élargir son champ de vision. En février dernier, nous avons par exemple eu la possibilité de participé à une retraite d’écriture, séjour qui nous a permis d’obtenir des retours sur nos travaux écrits. C’était stimulant intellectuellement, le tout dans un cadre bienveillant. Dans le réseau, on sent une envie de soutenir la relève.

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